La Ville de Suzhou attire les touristes du monde entier qui, dès la descente du bus, entendent brailler à tue-tête les chauffeurs de taxi psalmodiant les propositions de circuit dans cette Venise chinoise cataloguée par les guides comme étant le paradis sur terre. Hangzhou, plus au sud, serait-elle détrônée de son appellation historique par cette cité lacustre ? Tant s'en faut, car la visite risque de leur révéler quelques surprises de taille.
En fait, je me contre fiche des monuments à visiter. Je passe incognito, le nez en l'air au milieu de la foule, quittant au plus vite cette place noire de monde. Une ruelle me tend les bras, j'y accorde mes pas. Le calme revient. Je me sens blanc lorsqu'une fille me regarde. La peau lisse de son visage me pointe du menton en écho à son Hello de bienvenue. Bonjour, je réponds appuyé d'un Ni Hao de circonstance. C'est le moment où ses yeux ponctués de pupilles sombres s'étonnent. De petites lèvres pleines et délicates me lancent France ? dans ma tronche qui s'illumine. Démasqué, je suis, emballé je deviens. J'accroche sur la couleur de l'émail de ses dents, sa poitrine plate, les tétons coincés dans un soutif renforcé. Elle détaille mon nez, la couleur de mes yeux, évalue la hauteur des genoux et s'amuse à comparer nos pieds. Ses deux chaussures mises l'une devant l'autre atteignent la longueur d'une des miennes. Naturellement maigrichonne elle se pavane avec sa taille menue et son petit cul plat serré dans un mini-short-jean délavé. Son rire alerte les voisins. La conversation est bloquée aux seules apparences physiques dont nous disposons. J'imagine l'isocèle triangle du brun pubis. Une photographie entretien notre relation, puis une deuxième en compagnie de sa mère, une autre encore lorsque son père sort de la maison à son tour, et nous voilà cinq minutes plus tard rassemblés autour d'une fin de repas à ronronner entre nos rires que la bière évapore. Le dictionnaire ne traduit pas épastrouillant en chinois, j'opte pour trinquer à nouveau tout en collant un timbre-poste sur l'enveloppe que la fille me tend. Je vous enverrais les photos. Elle écrit son nom, son adresse. En réalité, c'est une suite de signes incompréhensibles, comme le sont les miens que je marque sur son carnet. Rendez-vous est pris demain pour visiter le marché aux oiseaux.
Je retrouve la rue, les pavés. Les cars de touristes ont disparu. Deux chauffeurs s'empressent de me montrer des photos de sites à visiter. Je m'en fous, j'ai des choses à raconter.
***
Les fenêtres de son appartement s'ouvraient sur une forêt de grands immeubles, pas toujours habités. A peine sorti de terre, le quartier neuf paraissait sans soucis ni appréhension, car il n'avait pas eu le temps d'accumuler de souvenirs, sa façade n'était qu'une page blanche, sa réserve de mémoire ne lui servait à rien pour l'instant. Chantier permanent de jour comme de nuit l'atmosphère se chargeait de la sueur des ouvriers, l'air de particules de ciment.
Tout le long des larges avenues rectilignes, les voitures grosses comme des graines de soja s'étiraient tel un collier de perles multicolores qu'aurait envie de s'allonger ou de rétrécir au rythme des feux tricolores. Ce soir, cette nuit, une multitude de pétards explosaient. Les fusées de feu d'artifices s'épanouissaient en plein ciel qui, pour l'occasion revêtait son costume d'apparat, un manteau changeant recouvert d'une nuée de poussière d'étoiles.
Est-ce le manque d'amour, de sommeil ou de bière qui nous fit descendre dans la rue ? Toujours est-il que nous nous dirigions vers la vielle ville. Un taxi s'arrêta à notre hauteur et se chargea de nous conduire dans le centre. La fluidité de la circulation donnait au chauffeur une conduite quelque peu mouvementée. Une chaleur moite envahissait la voiture malgré les fenêtres ouvertes et c'est le frais du lac qui nous extirpa de cette torpeur.
Les rameaux des saules pleureurs tiraient devant la berge maints rideaux délicats qui habituellement dansaient au moindre souffle de vent. Ce soir le spectacle était ailleurs. Nous empruntâmes une barque.
De larges marches d'escalier s'enfonçaient dans le canal. Peu de chance était donnée à l'eau douce de ronger le granit tant la pierre était dure, polie par les ans. La mousse s'y agrippait lorsqu'à notre passage les vaguelettes tentaient de les nettoyer. Quelques déchets plastiques perturbaient le lieu. Notre conductrice ne chanta pas, car même ici la tonitruance des fêtards envahissait notre tranquillité. Puis on passa sous les voûtes des ponts comme par autant de portes. Des fenêtres des maisons entrouvertes s'élançaient des perches de bambou sur lesquelles en journée séchait le linge propre. Sans connaître vraiment l'heure, l'eau tantôt limpide, tantôt trouble ridait le reflet de la coque en mouvement. S'apaisèrent les esprits dérangés par le seul rythme de la gaudille. La promenade lacustre prit fin là où elle avait commencé. Un banc semblait nous attendre. Volontairement ou non, nous nous sommes assis ensemble.
Et puis rien.
Il me sembla entendre que le calme dont elle était remplie. Ne restait éveillé entre nous qu'un fil de conscience qui se balançait autour de nos corps refroidis.
Fourrant les mains dans les poches, j'arrondis le bras gauche vers elle ; sa main s'y accrocha.
Notre journée de repos se termina ainsi.