Abbatiale romane de Pomposa ; commune de Codigoro, province de Ferrare, région d'Emilie-Romagne, Italie
Pomposa s'élève le long du chemin de Rome gui joint Ravenne à Venise, sur la section entre Comacchio et Mesola. ... L'ensemble des édifices abbatiaux se présente à l'état isolé, solitaire, et l'on y repère bien les différentes composantes, placées dans un juste rapports. L'église est liturgiquement orientée Est-Ouest; contre la façade Nord, se dresse l'audacieux clocher, repérable de loin à travers la campagne. L'église et le monastère forment un U autour du cloître, dont demeurent seuls le soubassement (refait) et quatre piliers d'angle isolés. Le côté ouvert est celui de la façade de l'église ; parallèle à celle-ci - mais en arrière dans la partie médiane de l'U - se trouve la façade de la salle capitulaire. ... [La structure de l'église] est simple, selon un schéma cher à l'architecture ravennate : plan basilical à trois nefs, sans transept, avec une couverture en charpente apparente. ... Dans la deuxième moitié du siècle fut construit le haut campanile dont la date de fondation - 1063 - nous est indiquée par une inscription avec le nom du constructeur, maître Deusdedit. L'église avait donc déjà trouvé avant 1100 sa composition architecturale définitive, celle qu'elle garde encore aujourd'hui. Les modifications de structure au cours des siècles qui suivirent furent assez modestes. ... [V]oyons l'église. Façade et campanile offrent de Pomposa l'image la plus représentative, la première que perçoit le visiteur de l'allée bordée d'arbres qui y mène, la dernière qu'il emporte en s'en allant. La façade est constituée essentiellement par la face antérieure de l'atrium, surface rectangulaire très longue par rapport à sa hauteur, percée au centre d'une triple arcade. Sur ce rectangle prend appui le versant du toit qui couvre l'atrium, et au-dessus émerge le mur fermant la nef médiane, ample maçonnerie visible et dépourvue de prétentions décoratives: à deux rampants percée de deux fenêtre simples et scandée de deux contreforts. L'activité décorative qui fait défaut sur ce mur de fond a été entièrement reportée sur l'atrium, et l'architecte y a réalisé avec des moyens relativement pauvres une œuvre aux grands effets de couleur, quelque chose de véritablement unique dans le panorama du roman de la vallée du Pô. En réalité la façade de Pomposa se situe dans le domaine roman au seul point de vue de la chronologie, de sa date de naissance officielle, mais elle découle d'une tendance orientalisante que l'on dirait volontiers byzantine. ... La longue façade rectangulaire est divisible en trois sections à peu près égales, les deux sections latérales pleines et celle du milieu percée de trois arcades. Le désir d'alléger les deux sections latérales se traduit par la présence de deux oculi ou fenêtres rondes, une de chaque côté, mais leur fermeture par des claustra de marbre aux ajourements très fins les fait ressembler beaucoup plus à des sculptures encastrées qu'à des ouvertures. C'est seulement en y regardant à deux fois qu'on se rend compte qu'ils s'agit de claustra et non de bas-reliefs. Dans l'économie du long rectangle, les pleins prévalent donc sur les vides, et sur cette palette maître Mazulo a toute la place pour déployer son ouvrage réalisé avec un œil de peintre plutôt que de maçon. Ou peut-être un œil d'orfèvre : l'un de ces orfèvres médiévaux qui jouent savamment des oppositions de couleur entre l'or, l'argent, les émaux, et les pierres pré¬cieuses. La palette dont dispose Mazulo est essentiellement celle de la brique, de trois tons différents. On sait que la brique n'est pas toujours de même teinte. Il suffit de peu pour en charger la couleur : une proportion différente de fer dans l'argile, une autre température de cuisson ou une durée plus ou moins longue. Au cas où les différences de teinte ne sont pas fortuites mais voulues, la brique offre des possibilités insoupçonnées de jeu de couleurs. Mazulo avait à sa disposition des briques brunes, rouges et ocres et il en a fait le meilleur usage. Un autre jeu de couleur provient des frises en terre cuite. A première vue les frises de Pomposa semblent sculptées dans une pierre tendre, mais il s'agit en fait de terre cuite. Ce n'est pas la terre cuite lombarde typique d'un beau rouge vif, mais une terre cuite pâle au ton délicat que l'on prend facilement pour de la pierre. Dans les oculi à claustra - les pièces les plus élaborées et les plus élégantes qui se détachent sur la façade - les deux matériaux, marbre et terre cuite, sont mariés de façon exemplaire. Les diverses claustra en marbre présentent un dessin quasi identique : deux griffons rampants affrontés, de part et d'autre d'un arbre, thème spécifiquement oriental, peut-être emprunté à des tissus persans. La claustra est entourée d'un anneau en brique aux rinceaux habités d'oiseaux, de fleurs et de feuilles. Le rapprochement est harmonieux et l'on ne s'aperçoit pour ainsi dire pas du passage d'un matériau à l'autre, marqué seulement par une légère différence de couleur. Une seconde bordure est faite d'un anneau de briques en position radiale, alternativement rouge et ocre, et une dernière d'un cercle de briques minces. Dans les trois arcades de la section centrale nous retrouvons la même combinaison des deux bordures ; l'archivolte - en retrait par rapport au nu de la façade - est revêtue en effet d'une frise en terre cuite à rinceaux, semblable à la bordure des claustra, et une frise similaire orne l'intrados. Sur la façade, l'arc est entouré d'une seconde bordure, faite de briques rouges et ocres en position radiale. Les arcs retombent sur des colonnes octogonales en brique, aux chapiteaux tout simples, et latéralement sur des demi-colonnes de même type adossées au mur. Deux longs bandeaux de terre cuite traversent horizontalement la façade, la divisant, discrè¬tement certes, en trois registres. L'une se déroule tangentiellement aux oculi, un peu au-dessus de l'imposte des arcs, et s'interrompt lorsqu'elle rencontre ces arcs ; l'autre se déploie sans interruption au-dessus. Le motif orne¬mental est celui, déjà rencontré, des rinceaux, mais à l'intérieur des volutes nous trouvons une plus grande variété de figures : lions, griffons, paons, oiseaux en plein vol, fleurs aux pétales déployés, et autres. Au registre inférieur, entre les oculi et les arcs, sont encastrées deux inscriptions lapi¬daires. A droite, c'est celle déjà mentionnée où Mazulo lègue son nom à la postérité et demande de prier le Seigneur pour lui; à gauche, au-dessous d'une pièce romaine récupérée (buste de jeune guerrier dans une niche), se trouve la plaque commémorative des travaux exécutés en 1152 sous le gouvernement de l'abbé Jean de Vidor, provenant d'un autre emplacement. Le registre médian est le plus riche en décor, le plus « peuplé » ; on y trouve en effet quelques motifs bien en place, appartenant au projet décoratif d'ensemble, juxtaposés à d'autres qui ont tout l'air d'avoir été insérés là ultérieu-rement. Ces derniers (nous en parlons dès maintenant car ce sont eux qu'on voit en premier) consistent en six hauts-reliefs de pierre, disposés symétriquement, trois de chaque côté : un lion, un aigle aux ailes déployées, un paon. Ce sont des sculptures plutôt grossières, mais leur présence sur la façade ne choque pas. Quant aux motifs d'origine, ce sont les huit patères avec le blason de Pomposa : l'étoile â huit branches, avec une assiette creuse en céramique au centre et une auréole de triangles rouges sur fond clair, renfermés dans un cercle. Le motif est exécuté à nouveau avec des tesselles en brique de différentes couleurs. Les assiettes originelles ont disparu; celles d'à présent sont modernes. Toujours au registre médian, nous trouvons au sommet des arcades latérales deux plaques en terre cuite pleines de mouvement avec des animaux fantastiques; au-dessus de l'arcade centrale, c'est une croix en marbre. Enfin dans les écoinçons des arcs, deux grandes croix en terre cuite dont la surface est entièrement décorée du motif de rinceaux habituel. La façade est couronnée par une bande sous l'égout du toit à trois motifs superposés : d'abord une bande de losanges rouges en brique sur fond clair, puis une dernière frise de rinceaux en brique, enfin une corniche en dents d'engrenage. La description a été un peu longue mais cela valait la peine; nous avons vu comment notre Mazulo, ou Masuôlo, avait créé une œuvre d'une extraordinaire richesse, avec des maté¬riaux pauvres comme la terre cuite et la brique et de très petites touches de marbre blanc. Le campanile a une hauteur de presque 50 m (48 m 50 exactement) et constitue un point de repère traditionnel dans le paysage de Comacchio. Il s'élève détaché de la façade, tout en étant raccordé au côté de l'église par un passage en maçonnerie. Son acte de naissance (1063) consiste en une inscription lapidaire qui se lit au bas de la face occidentale, c'est-à-dire celle correspondant à la façade : ANNO DOMINI MLXIII... HEC TURRIS FUNDATA EST... NOUS ne savons pas si par fundata il faut entendre littéralement le commencement des travaux ou bien leur conclusion, et nous ignorons donc en combien de temps fut exécutée cette admirable construction. Nous connaissons cependant par l'inscription le nom du pape régnant, de l'empereur, et de tous les personnages de Henri IV, l'abbé Mainardo, le prieur Marco, le commanditaire Atto et sa femme Willa. Et enfin l'architecte : MAGISTER DEUSDEDIT ME FECIT. On peut supposer que son nom en langue vulgaire était Dieudonné, Déodat ou Adéodat. Si la façade de Mazulo est une œuvre à part qui entre mal dans les catégories romanes (ou n'y entre pas du tout !), le campanile de Deusdedit se présente par contre à première vue comme un exemple superbe d'architecture romane lombarde. La maçonnerie du campanile reprend les jeux de couleur animés de la façade et en utilise largement les idées dans la décoration : frise de rinceaux en terre cuite, assiettes en céramique, patères entourées des branches d'une étoile, jeu de couleur au moyen de brique de diverses teintes. Mais au contraire de la façade où le décor est au premier plan, le campanile est essentiellement une œuvre d'architecture où le décor joue un rôle secondaire. La tour, posée sur un vigoureux soubas¬sement de pierre, est de section carrée et est divisée en neuf étages par des corniches soulignées d'arceaux. Les faces sont encadrées par des pilastres d'angle bien dessinés; entre ceux-ci, s'inscrivent des lésènes plus fines alternant avec des demi-colonnes, quatre par face, sur lesquelles retombent les arceaux groupés deux par deux. Les ouvertures suivent le principe de l'allégement progressif de bas en haut, par l'augmentation de leur nombre ou de leur amplitude : on part d'une étroite archère au rez-de-chaussée et l'on arrive à la légère fenêtre quadruple de l'étage campanaire. Au-dessus de celui-ci pointe un haut pinacle conique strié avec quatre petits piliers à sa base. Sur cette structure aux puissants effets d'ombre et de lumière (auxquels la saillie des arcs et des lésènes contribue presque autant que le jeu des ouvertures), l'effet de couleur du décor se trouve atténué ; et il est difficile d'en suivre les richesses à mesure que le regard monte vers le sommet. Cependant ces richesses sont nom¬breuses; voyons-en quelqu'une, à titre d'exem¬ple. Dans la corniche qui couronne le second étage, nous trouvons au-dessus des arceaux un bandeau en dents d'engrenage, puis un second où les briques sont disposées en damier, et un troisième fait de briques en zigzag. Dans ce triple bandeau sont insérées deux belles patères semblables à celles de la façade avec une étoile aux rayons rouge et ocre et une assiette en céramique au centre. Dans la corniche du troisième étage nous trouvons par contre les assiettes encastrées dans les écoinçons des arcs, alternant avec des losanges en brique rouge, et au-dessus une frise de rinceaux en terre cuite. Dans toutes les autres corniches on retrouve un décor aussi vivant, toujours à la recherche de motifs différents. Les flancs et l'abside sont par contre complète¬ment dépourvus de décor et apparaissent comme purement géométriques, dans leur brique austère. L'abside médiane est polygonale à l'extérieur - schéma typiquement ravennate -tout en étant de section circulaire à l'intérieur; l'absidiole, elle, est semi-cylindrique. Les ouvertures sont de simples fenêtres non ébrasées. Les flancs sont scandés de contreforts, irrégulièrement espacés : cinq sur le flanc méridional, deux au flanc Nord. Ce dernier présente sur le mur haut de la nef centrale une série d'arcs aveugles correspondant aux travées de l'intérieur, et il est intéressant de constater que ces arcs font défaut sur les deux dernières travées voisines de la façade, ajoutées ultérieu¬rement.
L'intérieur de l’église, vaste et lumineux, frappe par la polychromie somptueuse du décor - fresques aux murs et mosaïques au sol - que fait encore ressortir la simplicité linéaire de l'architecture avec ses trois nefs séparées par des colonnes. Les nefs latérales, éléments de soi secondaires, ont été encore dévalorisés par les murs transversaux ajoutés au xixe siècle pour des raisons de consolidation. L'intérieur se réduit donc en fait à la grande nef centrale, rythmée sur les côtés par les arcades, close dans le fond par le vaste arrondi de l'abside, et couverte d'une charpente apparente. Les lignes sont celles du byzantin tardif, et cette impression se trouve confirmée par la présence d'éléments typiquement ravennates comme les coussinets intercalés entre la retombée des arcs et les chapiteaux. Les éléments sculptés pris en eux-mêmes - colonnes, bases, chapiteaux, coussinets - manifestent clairement leur origine : ou bien ce sont des pièces de remploi provenant de Ravenne ou de Classe, ou bien ils en reprennent les motifs et le style. Le type dominant de chapiteau est de l’ordre corinthien ou composite, avec des feuilles d'acanthe épineuses à double retombée; les consoles sont en majorité marquées d'une croix sur une face à fond lisse ou décoré de feuillage. Les colonnes ont un fût et une base très élargie. Le sol est couvert d’un superbe lithostrotos polychrome qui s’étend comme un tapis sur toute la longueur de la nef. Il se compose de divers secteurs, attribuables à des époques assez éloignées entre elles. Nous employons le mot savant « lithostrotos », à défaut de pouvoir utiliser celui plus simple de mosaïque; la technique varie en effet suivant les divers secteurs : pour certains c’est de la véritable mosaïque, composée de petites tesselles (opus tessalatum) pour d’autres il s’agit d’incrustation avec combinaison de morceaux de pierre de diverses couleurs et de formes définies telles que cercles, rectangles, triangles, losanges, demi- cercles (opus sectilé). Pour d’autres les deux techniques sont employées conjointement. Les fresques originelles qui revêtaient l’intérieur de l’église au moment de la consécration en 1026 furent recouvertes … par celles du XIVe siècle. Un échantillon en est apparu, grâce aux restaurations, sur le revers de la façade, face aux nefs latérales, à l’endroit des fenêtres doubles murées qui communiquaient avec l’atrium. Il s’agit de saints et de prophètes disposés autour de chacune des fenêtres doubles selon une ordonnance rigoureuse : deux figures en pied sur les côtés, et deux bustes dans des cercles au-dessus. Les personnages retrouvés sont dix en tout, cinq dans l’angle Sud, et autant au Nord ; parmi eux quatre sont assez bien conservés et susceptibles d’être appréciés, les autres très abîmés. Salmi les attribue au Xe siècle, c’est-à-dire à l’époque ottonienne, mais on y discerne des influences bien faibles, pour ne pas dire nulles, de l’art ottonien au-delà des Alpes. Les autres fresques sont apparues sur le mur de la nef latérale Sud, laissant supposer que l’extension du décor pictural originel était considérable : si les nefs latérales étaient fresquées, à plus forte raison devait l’être la nef centrale. Il s’agit de scènes racontant l’histoire de saint Pierre (la pêche miraculeuse, le saint consacrant les premiers diacres, le saint prêchant, la résurrection de Tabita), très abîmées mais encore déchiffrables, également assignables au Xe siècle. …
(extrait de : Emilie romane ; Sergio Stocchi, Ed. Zodiaque, Coll. La nuit des Temps, 1984, pp. 379-393)
Coordonnées GPS : N44°49'56" ; E12°10'31"